Jean Dubuffet (1901 Le Havre - 1985 Paris)
1953
Huile sur toile ; signé et daté « J. Dubuffet 53 » en haut à droite, signé, titré et daté « Le Chevrier Ventru J. Dubuffet mars 53 » au revers ; 80 x 100 cm
Provenance :
Paris, galerie René Drouin, 1953 ; Olympia Fields (Ill.), collection Janice Lipschutz ; New York, Christie's, 12 mai 2010 ; Paris, collection Le Polyptyque ; Paris, galerie Diane de Polignac.
Bibliographie :
Jean Dubuffet, Prospectus et tous mes écrits suivants, vol. II, Paris, 1967 ; Max Loreau, Catalogue des travaux de Jean Dubuffet : Lieux momentanés, pâtes battues, Paris, 1967, n° 47.
Jean Dubuffet, titreur d’élite, aimait aussi à classifier ses œuvres, d’autant plus, peut-être, qu’il était lui-même inclassable : avec Bacon, Balthus et Giacometti, l’un des quatre grands « irréguliers » du 20ème siècle, comme les appelle Jean-Luc Chalumeau (Histoire de l’art contemporain, Paris, 2004). Le Chevrier Ventru est l’une des premières toiles de la série des « pâtes battues » dont la plus grande, la Vie affairée, est visible à la Tate Modern à Londres.
Dubuffet écrit à leur sujet de façon presque gourmande : « Ces tableaux sont faits par le moyen d'une pâte lisse et claire (presque blanche), assez épaisse, étendue grossièrement et prestement au couteau à enduire par-dessus des couches préalables fortement colorées, et toutes fraîches, de manière que les diverses couleurs des dessous se laissent voir dans les manques de la pâte qui les recouvre, teintant aussi celle-ci par endroit. » Puis il parle du dessin, mais toujours en rapport avec la matière : « C’est le même plaisir qui conduit la main de celui qui trace quelque dessin très hâtif, ou quelque mot écrit, sur l’enduit frais d’un mur ou le ciment fraîchement lissé d’un sol. » On pense à Basquiat, dont René Ricard (Artforum, décembre 1981) a pu écrire qu’il combinait « l’élégance de Twombly et aussi le côté primitif du premier Dubuffet »… qui avait pourtant l’âge d’être son grand-père.
Notre chèvre de 1953, sur la droite du tableau, se rencontre dès 1949 dans un carnet (Timimoun III) de croquis exécutés en Algérie, dans une région d’ocres, oranges et rouges, de sédiments et de fossiles, dont l’artiste se souvient ici... Animal retors, plus ou moins diabolique, sérieusement dévastateur, elle est au fond l’emblème naturel du révolté qu'était Jean Dubuffet. Mais ce révolté étant aussi et avant tout un fou de peinture, ce tableau et quelques autres ont bénéficié d'une finition particulière consistant « à caresser légèrement le tableau, après qu'il était sec, d'un large pinceau plat, avec des tons (dorés, bistres, etc...) qui liaient le tout, baignaient l'ensemble d'un scintillement doré monochrome ». Dubuffet, prenant en exemple notre tableau, remarque « qu'il y aurait lieu de trouver pour ces nouvelles façons de peinture un titre générique qui leur convienne (…). Je veux parler des tableaux de la sorte du Chien jappeur, du Chevrier ventru, de l'Ombre du soir, de la Campagne noyée d'ombre, etc… ». Nous parlerons donc d’une pâte battue « caressée ».
Mais au-delà de la technique et de l’exégèse, il y a dans ce tableau une magie, un mystère, qui font écho aux mots d’Herta Müller, récente prix Nobel de littérature, parlant des paysages des Carpathes : « j’ignore ce qui donne au rose grisonnant une beauté si enjôleuse et prenante » (Atemschaukel, Munich, 2009). C’est peut-être pourquoi ce tableau est resté jusqu’en 2010 dans la même famille qui l’avait acheté, dès 1953, à René Drouin, le premier marchand de Dubuffet…